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L’empreinte de la chose déchue (3). La lingette

La lingette, je ne la connais pas bien, je n’entretiens pas exactement de lien intime avec elle. Décrire quand même la chose. Car elle fait signe régulièrement un peu partout, il suffit d’ouvrir l’œil, d’en repérer la présence. La chose, la voici : le paquet de lingettes, et non la lingette seule. Un sachet de plastique opaque doté d’un opercule autocollant ou rigide masque une fente par laquelle il est possible de sortir une à une les lingettes repliées en accordéon, au fur et à mesure des besoins d’essuyage. Repliées les unes sur les autres de manière à ce que le geste d’extirper une lingette du sachet, ménage la sortie d’une petite portion de la lingette suivante sur laquelle il suffira ensuite de tirer pour la faire facilement sortir, et ainsi de suite.

Est-ce que le terme de lingette préexiste à sa version jetable ? Il s’agit dans le fond d’un petit linge. D’un petit linge mouillé. En tout cas, l’usage existe, bien sûr, d’utiliser diverses sortes de linges pour nettoyer toutes sortes de surface. La lingette réitère en version jetable la grande famille qui va du lange à la « relavette », minuscule serpillière prévue pour essuyer les tables et les plans de travail, en passant par le gant de toilette. La lingette dans ses multiples déclinaisons se saisit d’usages pour lesquels il est depuis longtemps question d’utiliser un morceau de linge mouillé. Elle remplace le petit linge à glisser dans la poche, découpé dans un drap ou dans une serviette usée, issu des meilleurs morceaux des guenilles, ceux qui ne sont pas effilochés, troués, rendus transparents par l’usure. Une fois les bords recousus, cela forme des petits carrés pratiques pour nettoyer une frimousse, une paire de fesse, une surface quelconque.

D’un certain point de vue l’arrivée, l’invention si l’on veut, de la lingette, dans sa version de papier, jetable, et pré-imbibée, réduit l’encombrement des sacs et des placards des ménagères. Moins de choses à transporter. Les détergents divers. la lotion à étaler sur le coton. Les petits tissus sales. La lingette désencombre. Tout en alourdissant, tout de même, la note des courses. Car entre un flacon de lotion qui pourra imbiber des centaines de fois le tissu, et un paquet de lingettes, le prix unitaire du geste de nettoyage se décuple. C’est là toute l’astuce. Partant du principe d’une certaine constance dans les habitudes d’hygiène… une fois l’habitude du jetable prise pour l’accomplissement des tâches ménagères, le profit potentiel pour l’industrie des produits de ménage et d’hygiène s’en trouvera lui aussi décuplé.

Une scène maintenant. Au bord du lac. Sur un banc. Dans un parc. Dans son sac. Ce paquet. Il n’en reste plus beaucoup.  Il faudra en racheter samedi. Elle commence une liste dans son petit carnet noir. PQ, petites brioches et barres chocolatées. Yaourts. Compotes à boire. Surimi. Jambon blanc. Dans le paquet ça sent bon. Les petits carrés blancs sont doux, humides. Imbibés d’un liquide frais, parfumé, qui se volatilise au bout d’un moment, une fois la lingette dehors. C’est pour cela, l’opercule. Pour éviter que cela sèche. Elle sort une lingette puis range le paquet à côté des mouchoirs, bien pliés et compressés dans leur propre emballage de poche, encore intact celui-ci.

Sur le paquet de lingette une tête de bébé. Elles sont labellisées. Faites de coton bio et de lotion hypoallergénique sans additif de synthèse. Elle choisit toujours celles-là parce qu’elle a entendu que sinon, cela bouchait les canalisations quand on les jetait dans les toilettes. La plupart des lingettes sont en tissu synthétique. Elles pourraient en fin de compte être lavées, séchées, réutilisées, ré-imbibées, à condition de disposer du bon flacon de lotion. Repliées les unes sur les autres et glissées à nouveau dans leur emballage, bricolé pour redevenir hermétique, avec un zip comme sur les sachets de congélation, ceux de gruyère râpé ? Voilà les pensées qui lui filent à travers la tête le temps de sortir la lingette de son emballage, d’un geste machinal.

Timeo s’est mis de la terre sur le visage. Il articule quelques mots. Il s’approche de sa mère. Elle a sorti sans regarder le paquet de son sac, a soulevé la languette, en a extirpé une lingette et tient maintenant l’enfant d’une main et le nettoie de l’autre. La joue maculée de boue redevient nette. Sa mère aurait utilisé un mouchoir en tissu et de l’eau de la fontaine ou bien de la salive, même. Beurk. Elle y repense avec un frisson. La joue encore un peu collante de lotion, l’enfant réclame un câlin. L’odeur de savon fleuri parvient aux narines de la mère et de l’enfant qui maintenant repart vers la balançoire. La lingette escamotée roulée en boule dans la poche maternelle, rejoint un mouchoir encore un peu humide de morve, un bâton de sucette et une petite pomme de pin. Plus tard en quittant le parc la mère croise une poubelle et s’y arrête un instant pour y vider le contenu de sa poche, à l’exception de la pomme de pin.

Lingettes. Petits linges. Et moi ? A première vue, j’ai le sentiment que je ne m’en suis quasiment jamais servi, des lingettes jetables. Elles sont entrées sur le marché et dans les habitudes suffisamment récemment pour que j’en perçoive les faux-semblant, n’ayant pas été habituée dans l’enfance à m’en servir, à l’inverse du mouchoir en papier, par exemple, ou du papier toilette qu’il me serait difficile d’abandonner. La lingette, aussi, imbibée, appartient à un autre ordre d’accessoires, elle signe le passage d’une étape supplémentaire vers la canalisation des outils de nettoyage et d’hygiène pour un usage pré-spécifié. En effet la lotion qui l’imbibe l’oriente vers des usages très spécifiques et de fait, très divers. Voici. Lingettes pour les fesses, dites « papier toilette humide ».  Lingettes pour les parties génitales féminines, dites « lingettes intimes ». Lingettes pour se nettoyer sous les bras, imbibées de déodorant. Lingettes pour nettoyer le sol qui s’accroche au bout d’un balai fait exprès, recouvertes de détergent. Lingettes dépoussiérantes, à la structure finement étudiée pour capturer les particules et laisser sur les meubles un voile d’encaustique. Mais aussi, plus anodines, plus anciennes : lingettes pour les lunettes imbibées d’un alcool qui se volatilise vite. Lingettes rince doigt fragrance citronnée distribuées dans les restaurants qui servent des fruits de mer, qui remplacent le petit bol d’eau additionné d’une rondelle de citron, distribuée à chaque convive, précédemment prévu à cet usage. Lingettes adaptées au lavage des mains, distribuées dans les avions après le repas pour éviter que les passagers se lèvent tous en même temps pour aller aux toilettes, qui sentent l’odeur forte du savon des toilettes publiques. Lingettes démaquillantes imbibées de lotion crémeuse qui qui ressortent noires après avoir épongé tout le rimmel déjà à moitié coulé des yeux. Lingettes désinfectantes trempées d’alcool, sans parfum celles-ci, que les infirmières tamponnent sur la peau avant d’injecter telle ou telle substance médicamenteuse dans la chair de leur énième patient du jour à l’aide d’une seringue également à usage unique.

Finalement…en faisant la liste des usages possibles je réalise que, focalisant mon attention sur les lingettes les plus récentes peut-être, celles qui servent à nettoyer les fesses des enfants et des adultes, et, de fait, se retrouvent dans les réseaux d’assainissement et qui les bouchent au point de faire l’objet de campagnes de sensibilisation… je n’avais pas prêté attention aux multiples lingettes qui, en fait, peuplent depuis des dizaines d’années mon existence.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Marine Legrand (16 décembre 2024). L’empreinte de la chose déchue (3). La lingette. Aux toilettes... et après ? Consulté le 12 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12xlz


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