Lecture : La civilisation du déchet
Il est temps de sortir un peu le nez de la cuvette pour réinscrire nos affaires dans un ensemble plus vaste, celui de l’étude des déchets, des restes, des rebuts, des marges, autrement dit la « rudologie ». Cela permettra de se demander en retour ce que peut apporter à ce champ d’études, l’attention plus spécifique portée au devenir des déchets corporels et autres lisiers humains. En effet, contrairement aux déchets électroniques ou textiles, et autres jouets cassés, les excrétats sont des matières relativement informes, caractérisés par leur dimension organique, animale, et qui trouvent plus spécifiquement leur origine au cœur des entrailles humaines… Pour explorer l’univers rudologique, commençons par la lecture de la Civilisation du déchet, ouvrage grand public illustré récemment publié par Les Arènes[1], signé par Jérémie Cavé et Yann-Philippe Tastevin. Respectivement chercheurs en écologie territoriale et anthropologie, ils sont ici accompagnés d’une illustratrice, Alizée de Pin.
Voici le portrait simple d’une époque dévorée, ensevelie par les restes qu’elle se refuse à considérer avec suffisamment de soin. Un récit percutant et fluide, découpé en plusieurs temps. Dans la première partie, les auteurs énoncent des chiffres clé, et les ordres de grandeur s’agencent. Ils dessinent une géométrie faite d’images mentales simples, qui permettent de se saisir des quantités à première vue ahurissantes de la production de marchandises et de rebuts à l’échelle mondiale. Donnée saisissante : la masse de ce que les humains ont produit, artefacts au sens large, excède à présent la biomasse, c’est-à-dire la masse de tout ce qui vit sur Terre (animaux, plantes, bactéries, etc.). Et puis, il y a ces images qui collent à la mémoire. Ainsi au global à chaque seconde, c’est l’équivalent d’un rorqual commun (imaginez une baleine..) de déchets qui sont produits. Et plus vertigineux encore, chaque année, c’est 600 fois le tour de la terre à l’équateur de bouteilles de coca-cola qui s’alignent dans les rayonnages, et finalement sont jetées. A moins qu’elles soient entre temps utilisées pour faire des ateliers de sensibilisation au recyclage dans les écoles primaires…alors de jeunes mains les découperont en forme de fleurs et feront des bouquets. Ces derniers pourraient d’ailleurs, en lieu et place des habituels ornements de tombeaux en fibres de plastique tissés, aller décorer les cimetières, et rendre hommage aux morts, puisque les fleurs, c’est périssable…Mais changeons de focale et tournons-nous vers la notion très sérieuse de P.I.B. pour … « Poubelle intérieure Brute » : elle désigne la relation étroite qui existe entre croissance économique des Etats et croissance de la production de déchets. Autrement dit, ce qui se nomme encore le « développement économique » va toujours de pair, en régime productiviste, avec une linéarisation du métabolisme (une ouverture des cycles de la matière).
Le texte revient ensuite de façon chronologique sur les transformations du sort réservé aux déchets au cours de l’histoire. Il s’attarde notamment, pour le cas français, sur l’activité intense de récupération qui animait les petits matins des villes avant l’introduction de la grande boîte à ordures dotée d’un couvercle, à l’initiative du préfet qui lui donna son nom (Eugène Poubelle), en 1883. En-deçà de cet évènement bien connu, ce qui est rappelé ici, c’est l’importance métabolique cruciale, jusqu’à 19ème siècle, de l’activité des chiffonniers et des éboueurs au cœur des villes. Tandis que les premiers récupèrent les artefacts et matériaux aux contours délimités qui peuvent resservir aux activités manufacturières, des tissus aux os en passant par la céramique, les seconds se chargent de collecter les matières organiques des centres urbains pour les restituer aux terres cultivées[2]. De façon plus récente, notons le renoncement à ces formes de recyclage avec l’essor de l’incinération au mi-temps du 20ème siècle[3], puis l’extension du « tri sélectif » et d’un nouvel âge du recyclage des matériaux, sous l’égide de l’économie circulaire. Terme dont on comprendra rapidement toute l’illusion qu’il fabrique autour d’un espoir de cycles matériels et marchands bouclés sur eux-mêmes, d’où les déchets pourraient à terme disparaitre.
C’est donc le recyclage – dans sa forme mondialisée contemporaine, et ses limites, qui forme le cœur du propos de la deuxième partie du livre. Celle-ci est faite de plusieurs portraits : une tomate en hiver, un t-shirt en coton, une bouteille plastique, un téléphone portable, une canette…on y découvre le sous-bassement des chaines de production, en amont comme en aval de l’acte de jeter. Qu’advient-il après la poubelle, et notamment après la fameuse poubelle à couvercle jaune ? Faute de capacité industrielle locale de retraitement, du fait, surtout, des masses immenses produites à chaque instant, et de leur intérêt industriel comme matières secondaires, les artefacts périmés, les matériaux résiduaires continuent à naviguer sur terre. Ils suivent certaines voies privilégiées pour rejoindre des zones du monde spécialisées dans leur prise en charge. Territoires « sacrifiés » à ces activités, lorsqu’elles intoxiquent les terres et leurs habitants (tels que le Ghana pour l’industrie textile). Mais aussi : qu’advient-il avant que cette tomate n’atterrisse dans votre assiette, ce téléphone dans votre poche et ce T-shirt dans votre placard ? Il est temps de comprendre que les déchets ménagers ne forment que la partie émergée de l’iceberg d’ordures, et que la très grande majorité des déchets produits le sont au sein des chaînes de production, depuis l’extraction minière et la production énergétique jusqu’aux activités manufacturières.
Au cœur de ces circulations mondialisées, La civilisation du déchet revient aussi sur la place qu’occupent les acteurs informels de la gestion des déchets, très représentés dans les pays du Sud. Au-delà de la marginalité sociale qui caractérise en partie leurs activités de tri, collecte, etc. de ce dont « on » se débarrasse, ce qui apparait ici, c’est surtout leur ingéniosité, leur efficacité sur le plan technique et matériel, ainsi que l’intrication de leurs activités avec celle des acteurs industriels transnationaux.
Ce livre vous donnera peut-être, pour commencer, une certaine nausée tant les constats qu’il énonce peuvent paraitre démesurés. Mais dans un second temps, il est possible que la lucidité qu’il amène sur la situation présente vous apporte un certain apaisement, et de l’énergie pour prendre en charge les restes du monde, et les mondes qui restent…
[1] https://arenes.fr/livre/la-civilisation-du-dechet/
[2] Sabine Barles, 2005, L’invention des déchets, Champ-Vallon.
[3] Etienne Dufour (2023). Entre le regain et l’incendie: l’étape oubliée du compostage industriel, voie médiane abandonnée du traitement des ordures ménagères (Île-de-France, années 1940–années 1990). Flux, (1), 32-50.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Marine Legrand (18 octobre 2024). Lecture : La civilisation du déchet. Aux toilettes... et après ? Consulté le 13 décembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12j5p
